"Aux explorateurs de l’inconnu qui aiment apprendre en faisant un pas en arrière sur le chemin des ancêtres." Pascale Arguedas

philosophique

Primitifs vs Modernes : CLS renverse une idée reçue

L’idéologie progressiste (à forte connotation positiviste) a tendance à envisager l’histoire — notamment depuis le Néolithique — comme une lente et irrémédiable émancipation de l’Humanité.

On peut cependant voir les choses tout autrement. C’est ce qu’esquisse malicieusement Claude Lévi-Strauss dans une des trois conférences prononcées en 1986 à Tokyo que vient d’éditer le Seuil sous le titre L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne.

Extrait :

« […] Nous savons aujourd’hui que des peuples qualifiés de « primitifs », ignorant l’agriculture et l’élevage, ou ne pratiquant qu’une agriculture rudimentaire, parfois sans connaissance de la poterie et du tissage, vivant principalement de chasse et de pêche, de cueillette et de ramassage des produits sauvages, ne sont pas tenaillés par la crainte de mourir de faim et l’angoisse de ne pouvoir survivre dans un milieu hostile.

(suite…)


Le retour du sauvage (1)

Réintroductions du loup et de l’ours, stages de survie ou de cueillette des plantes sauvages, néo-paganisme (plus ou moins ambigu), raves et autres teknivals extatiques, réveil des fêtes traditionnelles, engouement populaire pour les arts premiers, thérapie régressives, développement de la chasse et de la nourriture à base de gibier, attrait pour le nomadisme, etc… Le P.P. est loin d’être un cas à part, marginal : le « retour du sauvage » est un véritable phénomène d’époque.

Simple effet de mode ou changement de paradigme marquant l’entrée dans la « postmodernité » ?

Sergio Dalla Bernardina, professeur d’ethnologie, explore la question dans un petit bijou de pertinence et d’ironie publié aux Presses Universitaires de Rennes : Le retour du prédateur, mises en scène du sauvage dans la société post-rurale.

Je résumerais son étude ainsi : beaucoup de posture, de mise en scène et de fantasme dans cette « envie (urbaine) de sauvage » qui semble tout de même marquer la fin d’une civilisation rurale, issue du néolithique comme du christianisme, et notamment basée sur la claire distinction du domestique et du sauvage, assimilés au Bien et au Mal.

Mais prôner l’ensauvagement, n’est-ce pas dans le même temps une façon de vouloir le domestiquer, donc de lui ôter toute sa substance, un nouvel avatar de « la maladie qui se prend pour le remède » en quelque sorte ?


Le rire

Idéologie moderniste oblige, on nous présente plus souvent nos lointains ancêtres mourant de faim, de peur ou de froid que riant aux éclats.

C’est pourtant bien une activité « préhisto » que le rire. Tout y est : son ancrage instinctif (le rire ne s’apprend pas plus qu’il ne se contrôle) et grégaire (on rit davantage en groupe que seul) tout autant que  sa face obscure, inquiétante, presque diabolique (le sourire, en comparaison, paraît bien plus sage et moral).

Bref… chaque éclat de rire est un retour direct vers la plus lointaine préhistoire.


Redevenir chasseur

Certes, nous avons déjà traité du sujet ici ou , voire même ici, mais nous sommes loin de l’avoir épuisé.

Encore une couche, donc… car un blog « préhisto » peut difficilement ne pas en faire un thème récurrent.

« […] Parce qu’elle est la plus archaïque des passions ; parce qu’elle porte la mémoire génétique de nos lointains ancêtres ; parce qu’elle submerge l’homme dans le mystère formidable de la nature et qu’elle rend hommage à ce qui est transcendant dans la loi naturelle ; parce qu’elle incarne le dernier espace de liberté dans un univers normalisé ; parce qu’en elle se réconcilient la sauvagerie et la culture, la chasse est peut-être bien ce recours vers lequel nos sociétés en proie à la perte de leurs identités et à l’érosion de leur mémoire pourraient se tourner. Comme un modèle de survie en temps de désastres. […] »

(Bruno de Cessole, Le petit roman de la chasse, du Rocher, 2010)


La décence ordinaire

L’expression « common decency » est initialement de George Orwell (photo ci-dessus). Elle est aujourd’hui au coeur des réflexions détonantes de cet OVNI qu’est Jean-Claude Michéa et Bruce Bégout y a consacré tout un ouvrage en 2008.

Pour tenter l’expliquer en quelques mots, disons que cela désigne le savoir-vivre populaire, un mélange naturel de dignité, de sens de l’égalité, de simplicité et de solidarité des gens ordinaires, une sorte de morale instinctive profondément  (ancestralement ?) ancrée dans les moeurs de tout un chacun.

C’est surtout, à mon sens, un concept éclairant et structurant, peut-être même, comme l’affirme Brice Bégout, « l’unique espoir de la rénovation politique et sociale de l’Occident »?

Cela fait des mois que j’ai le projet d’en parler ici (ou du moins d’inviter 120 à donner la parole à Orwell, Bégout et Michéa) sans trop  savoir dans quel sens l’aborder.

Je saisis donc l’occasion de la discussion engagée suite à l’article précédent d’Isidore pour l’amener au débat… en espérant que vous y trouverez toute la pertinence et la fertilité qu’elle me semble recéler.

120, à toi de jouer !


Un mythe ancestral : devenir animal

Avant qu’il ne devienne un simple objet sans âme, voire un repoussoir, l’animal était un frère, un modèle, un dieu. On cherchait davantage à incorporer  son esprit qu’à l’éliminer, à se soumettre à son pouvoir qu’à le dominer.

Une belle illustration de ce mythe païen, et de sa dimension initiatique, me semble être la fameux combat des sorciers dans la légende de Merlin l’enchanteur… et Le pays sous l’écorce, le petit chef d’oeuvre de Jacques Lacarrière, une preuve de sa subsistance sous le vernis « moderne ».

« La seule façon de rejoindre la nature profonde de l’homme, nous dit l’enseignement zen mis en exergue par Lacarrière, c’est le non-humain. »


Nous, les singes

Même si nous rechignons souvent à l’admettre, nous sommes des primates. Des super-primates, certes, mais rien de plus et sûrement pas des anges déchus ou on ne sait quelle fiction du genre. C’est ce qui explique tout bonnement que nous soyons si curieux,  inventifs, bavards, paresseux, peureux, passionnés, infidèles, grégaires, etc. et si peu confiants, autonomes, tolérants, propres, etc.

Bien entendu, tout serait autrement si nous descendions de la fourmi, de l’éléphant, du chat, des aigles ou de n’importe quel autre animal.

L’humoriste américain Clarence Day a fait de cette réflexion un petit bijou d’humour et de pertinence en 1920 : This Simian World (que Phébus édite en poche depuis 2007 sous le titre Nous, les singes, pour à peine 7 euros).

En voici ce qui me semble être la morale :

« […] Notre problème n’est pas de découvrir comment nous devrions nous comporter si nous étions différents, mais comment nous devons nous comporter, étant ce que nous sommes. Nous pouvons imaginer jusqu’à plus soif des êtres différents de nous ; mais ils n’existent pas, et quand bien même ils existeraient, impossible de certifier qu’ils seraient meilleurs. […] Trop de moralistes fondent leur morale sur leur dégoût de la réalité : leur dégoût des hommes tels qu’ils sont. Libre à eux de ne pas les apprécier, mais pas d’être en même temps des moralistes. Leur attitude les conduit à ignorer ce qui devrait être une obligation pour tous les enseignants, « découvrir le meilleur de ce que l’homme peut accomplir, et non lui imposer des buts impossibles en lui disant qu’il sera damné s’il ne les atteint pas. » L’homme peut être modelé – considérablement – et il est souhaitable qu’il ait des aspirations. Mais il a tendance à s’empresser d’accepter n’importe quel idéal sans se demander s’il est adapté à un usage primate. […] »

Je me demande si, sous ses aspects légers, ce n’est pas un des livres les plus profonds qu’il m’ait été donné de lire ces derniers temps.


Le Néolithique : révolution ou vérolution ?

Lors de sa récente conférence à Besançon, François Couplan a eu cette formule choc : « la première graine plantée avait en germe la bombe atomique ». C’est bien évidemment un peu rapide… et excessif, mais les regards critiques sur la révolution néolithique sont trop rares — et déstabilisants — pour ne pas nous y pencher quelque peu.

Voici ce qu’on peut lire de plus étoffé dans un de ses derniers ouvrages, intitulé La nature nous sauvera, Réponses préhistoriques aux problèmes d’aujourd’hui (Albin Michel, 2008) :

« […] Pendant près de trois millions d’années, l’homme vit des présents de la nature. Puis, voici un peu plus de dix mille ans, il décide de produire sa nourriture en semant des graines de céréales et des légumineuses. Les raisons n’en sont pas vraiment claires, mais aucun manque particulier ne semble l’y avoir poussé. Certaines tribus du Moyen-Orient viennent de se sédentariser, et leurs membres ont sans doute l’idée de transporter à proximité de leur domicile quelques-unes des plantes qu’ils ont l’habitude de récolter dans la nature. A moins que les grains de ces dernières n’y aient germé spontanément. En tout cas, le résultat est concluant : l’homme dispose ainsi d’une forme d’énergie aisément stockable et se libère donc, dans une certaine mesure, des contraintes de son milieu. Mais il lui faut commencer par défricher, c’est-à-dire éliminer systématiquement ce que la nature a fait pousser. Et il devra ensuite constamment détruire les plantes qui, spontanément, se développent sans relâche — on a choisi de nommer « mauvaises herbes » ces végétaux cordialement détestés, ce qui est significatif du nouvel état d’esprit. Pour accroître sa productivité, le cultivateur invente toute une technologie qui le sépare de plus en plus de la terre : la houe, la charrue, la traction animale, le tracteur, les engrais… Et afin de mieux protéger « ses » cultures, il finit par mettre au point des pesticides capables de tuer toute vie. A force de devoir se battre contre elle, l’agriculteur en est venu à considérer la nature comme une ennemie, tandis que le cueilleur la vivait comme sa mère nourricière. […] »


Neandertal… et la mythologie judéo-chrétienne

Dans Le Monde, magazine de cette semaine, un article de Stéphane Foucart,  intitulé « Comment Neandertal écrit une autre histoire de l’homme », dont j’extrais le passage suivant :

« […] la tentation est forte de tout ramener à sapiens — et de préférence à Cro-Magnon, sa version européenne. « Lorsqu’on a découvert en 1994 la grotte Chauvet, qui plantait à 32 000 ans un art extraordinairement maîtrisé, on a frémi en se disant : « C’est en Occident que ça a commencé ! » raconte le paléoanthropologue Pascal Picq (Collège de France). Et puis il y a eu les découvertes de Blombos, en Afrique du Sud, qui remontent à plus de 70 000 ans ! » Il s’agissait alors de parures de coquillages, les plus anciens bijoux jamais exhumés. L’art n’est donc pas né en Europe. Est-il né avec sapiens ? Là encore, rien n’est moins sûr : « Certains bifaces, qui remontent à un million d’années, sont déjà en quelque sorte des objets d’art ! », dit Pascal Picq.

Comment ne pas voir dans cette manière de reconstruire l’histoire de sapiens — notre propre histoire, en somme — les éléments-clés de la mythologie judéo-chrétienne ? […]

« Bien souvent, il y a référence à nos mythes, parfois de manière inconsciente, dit Pascal Picq. Avec le schéma « Out of Africa », on est en quelque sorte passé de l’idée de Peuple élu à celle d’espèce élue. Quant au rapport entre sapiens et Neandertal, on est en plein dans le rapport que les Occidentaux ont pu avoir avec les Indiens d’Amérique… » Sortie d’Egypte, sortie d’Afrique… L’idée de cette « sortie » est d’ailleurs si prégnante, ajoute le préhistorien Eric Boëda (université Paris-X), « qu’on ne parle généralement que de sorties d’Afrique et jamais ou rarement de déplacements ou de retours vers l’Afrique, qui n’ont aucune raison d’être écartés ! ». Entre le peuple hébreu qui passe la mer Rouge pour supplanter les Cananéens, et Homo sapiens qui franchit le même gué pour s’affronter aux autres hommes — Neandertal en tête –, le parallélisme est saisissant. « J’ai beau être laïque, plaisante Pascal Depaepe, je ne suis pas complètement certain que mon cerveau puisse se débarrasser de deux mille ans d’histoire judéo-chrétienne lorsqu’il réfléchit à ces questions. » […]

Quelque chose me dit qu’il y a là matière à discussions…


Néandertal : métamorphose d’un aïeul

Si l’on en croit Claudine Cohen (auteur de Un Néandertalien dans le métro, Seuil, 2007) la première reconstitution en pied de Neandertal est ce dessin de 1909, réalisé par l’illustrateur tchèque Kupka, conseillé par l’anthropologue Marcellin Boulle qui étudia le premier squelette presque entier découvert l’année auparavant à La Chapelle-aux-Saints (Corrèze)

Aujourd’hui, on le représente plutôt comme ça (Reconstitution de John Anthony Gurche)

Entre temps, un siècle de recherche paléontologique mais surtout changement d’époque : la modernité positiviste laisse la place à une postmodernité sans doute moins arrogante.

Et demain, quelle image donnera-t-on à notre lointain et mystérieux ancêtre ?


Sur le sacrifice : la théorie girardienne… et sa critique

(suite de l’article précédent)

René Pommier s’est fait une spécialité de démonter les systèmes, déboulonner les statues, démystifier les imposteurs. Après notamment Freud et Barthes, il s’en est pris à Girard dans un ouvrage dont le titre coup de poing résume assez bien le ton et le contenu : René Girard, un allumé qui se prend pour un phare (Kimé, 2010).

Sur le fond, que ce soit pour la thèse du désir mimétique énoncée dans Mensonge romantique, vérité romanesque, ou dans ses extensions ultérieures avec la théorie du sacrifice du bouc émissaire ou sa lecture du christianisme, René Pommier dénonce un procédé qui ne peut bluffer que les lecteurs naïfs : René Girard assène des vérités extravagantes et arbitraires avec d’autant plus d’autorité, d’autant moins de nuance, qu’elles ne sont issues d’aucune recherche de terrain, tirées d’aucune observation concrète. Et s’il ne les étaye quasiment que d’illustrations tirées de la seule littérature, René Pommier démontre qu’il n’hésite pas à fausser et déformer les textes qu’il sollicite afin de leur faire dire ce que les auteurs n’avaient jamais songé à dire, voire tout le contraire de ce qu’ils avaient vraiment dit.

Sur la forme, il pointe et se moque de l’inaltérable mégalomanie du personnage, persuadé que ses thèses éclairent l’épopée humaine d’une aveuglante évidence. Quant aux savants, philosophes et autres grands esprits qui l’ont précédé, il ne leur manquait bien évidemment que sa théorie pour pouvoir véritablement aller au fond des choses. Le comble du comique, dans la présomption et l’outrecuidance, est atteint, selon René Pommier, lorsque René Girard, récemment converti, se prétend être le premier à avoir vraiment compris le sens profond des Evangiles et invite les chrétiens à abandonner au plus vite leur vision du christianisme  pour se rallier à la sienne.

Il est vrai qu’il est né un 25 décembre et que ce ne saurait être un simple hasard !


Sur le sacrifice : la théorie girardienne…

René Girard est un de nos grands intellectuels. Professeur à Stanford, récent académicien, considéré par Michel Serres comme le « Darwin des sciences humaines » (excusez du peu !), il est célèbre pour sa théorie du désir mimétique et son corrolaire : celle du bouc émissaire.

Tentons de résumer la logique de la thèse (somme toute assez simple) qu’il ressasse et développe d’ouvrage en ouvrage : L’humain ne peut désirer que ce qu’un autre humain désire. Le congénère étant à la fois le modèle et le rival, cette imitation mène immanquablement au conflit. Le mécanisme du bouc émissaire est alors un dispositif apparu au cours de l’évolution (sans doute accidentellement mais conservé ensuite) permettant de canaliser la violence collective suscitée par ce désir mimétique en la rejetant sur un seul individu jugé responsable de la crise sociale. Une fois sacrifié, le bouc émissaire est ensuite sacralisé et les rituels de commémoration de cet assassinat primordial permettent tout autant de conjurer le retour du chaos qui menace que de structurer tabous, normes et organisation sociale.

…/… (suite…)


L’étrange (et souriante) tribu des Pirahâs

C’est grâce à Daniel L. Everett que nous connaissons les Pirahâs. Ce linguiste anthropologue américain a en effet passé plus de sept années dans cette petite tribu d’Indiens d’Amazonie et fait le récit de cette étonnante expérience dans un ouvrage paru en 2008 et traduit en 2010 par Flammarion sous le titre : Le monde ignoré des Indiens pirahâs.

Et l’on découvre une tribu singulière et vraiment déroutante :

« Un groupe de visiteurs, des psychologues du département des neurosciences cognitives du Massachussets Institute of Technology, m’ont fait observer qu’ils paraissent être le peuple le plus heureux qu’ils aient vu au monde. Je leur ai demandé comment vérifier une telle déclaration. Ils m’ont répondu qu’on pouvait mesurer le temps que le Pirahâ moyen passait à sourire et à rire, puis le comparer avec le nombre de minutes que souriaient et riaient les membres d’autres sociétés, comme les Américains. Les Pirahâs gagneraient haut la main, disaient-ils. Parmi la vingtaine de groupes amazoniens isolés que j’ai étudiés ces trente dernières années, seuls les Pirahâs font preuve d’un bonheur aussi inhabituel. Presque tous les autres Indiens semblent souvent maussades et renfrognés, tiraillés qu’ils sont entre le désir de préserver leur autonomie culturelle et celui d’accéder aux biens du monde extérieur. Les Pirahâs ne connaissent pas ce genre de conflit. »

Quel est donc leur secret ? En quoi leur rencontre peut-elle être celle de l’altérité radicale ? Réponses dans les commentaires…


Renaissance de l’homme Epiméthéen

« […] Le monde des primitifs est gouverné par le destin, les faits et la nécessité. En dérobant le feu céleste, Prométhée changeait cela, les faits contraignants se muaient en problèmes à résoudre, alors qu’il mettait en doute la nécessité et défiait le destin. L’homme pouvait alors prendre le monde au piège du réseau de ses routes, de ses canaux, de ses ponts, créer un décor à sa mesure. Il prenait conscience de pouvoir affronter le destin, de changer la nature et de façonner le milieu où il vivait, bien que ce fût encore à ses risques et périls. L’homme contemporain veut aller plus loin : il s’efforce de créer le monde entier à son image. Il construit, planifie son environnement, puis il découvre que pour y parvenir il lui faut se refaire constamment, afin de s’insérer dans sa propre création.

[…] Il s’est armé d’outils tout-puissants mais ce sont ses outils qui le dirigent. Toutes les institutions, par lesquelles il entendait exorciser les maux originels, sont devenues des cercueils dont le ouvercle se referme sur lui. Les êtres humains sont pris au piège : prisonniers des boîtes qu’ils fabriquent pour enfermer les maux que Pandore avait laissé échapper.

[…] Dans les pays capitalistes, communistes et « sous-développés », une minorité commence d’apparaître qui éprouve un doute, se demande si l’homo faber est bien l’homme véritable. Et c’est ce doute partagé qui annonce une nouvelle élite, à laquelle appartiennent des personnes de toute classe, de revenus divers, de croyances différentes. Elles se méfient des mythes de la majorité : des utopies scientifiques, du diabolisme idéologique et de cette attente du jour où les biens et les services seront enfin distribués de façon égale. Elles partagent cependant avec la majorité le sentiment d’être pis au piège, la conscience que la plupart des nouvelles dispositions politiques adoptées avec un large soutien populaire conduisent à des résultats opposés à ceux que l’on se proposait d’accomplir. Pourtant, alors que la majorité prométhéenne des aspirants astronautes veut encore se dissimuler le problème fondamental, cette minorité en voie d’apparition commence de critiquer le Deus ex machina scientifique, la panacée idéologique et la chasse aux démons et aux sorcières. Cette minorité commence d’exprimer sa méfiance à l’égard de nos institutions contemporaines qui nous lient comme les chaînes tenaient Prométhée à son rocher. Il faut que l’espoir confiant et l’ironie classique (eirônéia) s’unissent pour dénoncer l’erreur de Prométhée.

[…] Il nous faudrait maintenant un nom pour ceux qui croient à l’espoir plus qu’aux espérances, […] un nom pour ceux qui aiment la terre sur laquelle nous pouvons nous rencontrer […] Pourquoi ne pas appeler ces frères et ces soeurs, porteurs de notre espoir, les Epiméthéens ?

(Ivan Illich, Une société sans école, Seuil, 1971)


L’horreur du retour aux cavernes

« Le mouvement de la décroissance est abusivement assimilé à un retour à la vie des cavernes. Certains s’imaginent obligés de renoncer à la chaleur, au confort, à la sécurité pour revenir à un mode de vie bestial, terrés dans le fond d’une grotte humide, sans issue et sans éclairage, couverts de peaux de bêtes et obligés de partager la viande crue et les baies du voisinage.

Cette vision de la décadence humaine illustre bien le sentiment général : c’est la technologie qui dresse un rempart nous empêchant de revenir à la bête, et non l’exercice des valeurs, du savoir, de la culture, de l’éthique. Pour ne pas plonger dans la barbarie, nous ne recherchons pas la philosophie ou l’intelligence, mais le rasoir électrique. Les gadgets électroniques qui envahissent notre maison sont pour nous les garde-fous contre la déchéance et la bestialité.

Pensant que la décroissance va remettre en cause ces objets fétiches et magiques qui défendent notre humanité, nous craignons de replonger dans le marécage préhistorique.

Nous sentons-nous si près de l’animal que nous ne puissions vivre sans ces objets d’appartenance au monde technologique que sont les ordinateurs, les téléviseurs, les téléphones portables ? Nos connaissane, nos valeurs ne nous paraissent-elles pas déjà suffisamment civilisées ?

L’assimilation de la décroissance à l’âge des cavernes montre bien que nous ne croyons plus à la loi, à la culture, à la pensée. Pour nous éloigner de l’animal, nous préférons ce qui nous déshumanise. »

(extrait de L’Avenir est notre poubelle, L’alternative de la décroissance, de Jean-Luc Coudray, Sulliver, 2010)


Ces tribus aux moeurs étranges ou…

… Petit éloge de l’anthropodiversité

La pulsion de créativité humaine ne limite pas son champ d’action aux seuls domaines dits « artistiques » (assemblages de sons, de couleurs, de gestes, etc.). Elle s’étend aussi aux us et coutumes de la vie collective : l’art de vivre ensemble.

Rendons ici hommage à cette incroyable diversité des moeurs — réelles ou imaginaires !


Joyeuses Pâques !

Entre les deux soltices, les fêtes calendaires et autres manières plus ou moins  traditionnelles et/ou spirituelles de célébrer le retour de la lumière — bref, le printemps — ne manquent pas : Epiphanie (6 janvier), Imbolc/Chandeleur (2 février), Lupercales (15 février), Matronalia (1er mars),  Carnaval/Mardi Gras (47 jours avant Pâques), Equinoxe (20 mars), Culte de Cybèle (24 mars), Changement d’heure (dernier dimanche de mars), Rameaux (dernier dimanche avant Pâques), Beltaine (1er mai), etc.

Arrêtons-nous aujourd’hui sur Pâques (dimanche qui suit la pleine lune venant après l’équinoxe de printemps). La référence à la renaissance et au retour bienheureux de la lumière est assez claire dans la célébration chrétienne de la résurrection du Christ tout autant que dans la coutume païenne des oeufs (en chocolat ou décorés).

Ces oeufs proviennent, au choix, des cloches revenant de Rome annoncer la bonne nouvelle ou d’un lapin mythique qui les « pond » la nuit. Est-il besoin de préciser quelle est l’option préférée du PP ?


Debrayage (1)

« […] Aucune communauté de pensée n’échappe à la loi quasi animale de formation du moi comme du nous, qui est de se poser en s’opposant. Notre XVIIIe siècle, envers ses devanciers, a fait merveille de la devise léniniste : « tordre le bâton dans l’autre sens pour le remettre droit ». Et pourquoi ne pas lui rendre à notre à notre tour la pareille ?

Comme si l’Occident jouait à saute-mouton : chaque siècle transforme ce que son prédécesseur tenait pour de la petite bière en sa grande affaire à lui, puis, sa tâche remplie, courbe le dos pour que le suivant lui passe par-dessus. Tremplin et repoussoir, c’est la même chose. Le XVIIIe promet le cosmopolitisme ; débarquent les nationalités. Le XXe siècle s’enivre de mondialisation ; arrive la tribalisation. Après les plans pharaoniques, les joyaux du terroir. Systole, diastole. Lourde tâche, celle du prospectivisme. Chaque effet d’annonce à la tribune annonce un pied de nez en contrebas : les guerres de la Révolution et de l’Empire ont suivi les plans de paix perpétuelle, comme nos déchaînements micro-nationalistes, le nouvel ordre international naguère trompeté à l’ONU. Contretemps cocasse, réglé comme une horloge. […] »

(Aveuglantes Lumières, Journal en clair-obscur, Gallimard, 2006)


Préhistoire utérine

Et si le « préhisto » en nous, ce lointain homme des cavernes du temps d’avant la langue écrite, d’avant l’histoire elle-même, ce mystérieux ancêtre —  « si loin, si proche » — qui nous hante un peu tous, n’était autre que celui que nous avons tout simplement été… avant de venir au monde ?

Les hommes préhistoriques n’avaient-ils pas, eux aussi, leur « pré-histoire » ?


La poésie

« La poésie est la forme la plus arriérée de la littérature. Dans l’histoire de l’humanité comme dans la vie d’un homme, c’est la première chose qu’on écrit : L’Illiade, c’est de la poésie. »

Cet extrait d’une interview de Charles Dantzig (dans le Nouvel Obs N°2362) est l’occasion saisie pour ouvrir ce vaste sujet.


Clotterie (1) : un progrès tout relatif

« Nous avons toujours tendance à penser que l’humanité est en progrès constant. Mais cette idée est un héritage du siècle des Lumières, et elle demande effectivement à être nuancée. Si on s’intéresse à notre compréhension scientifique du monde, il y a bien sûr un progrès indéniable. Mais avons-nous avancé dans nos valeurs et dans notre conduite morale ? Avons-nous amélioré notre manière de gérer la nature ? »

(Jean Clottes, La plus belle histoire de l’homme, Seuil, 1998)


Un très vieux compagnon : l’alcool

« Quel est le liquide magique qu’on peut se procurer partout, sous l’équateur aussi bien que sous la banquise, et qui n’existe pas à l’état naturel, alors que la nature entière est à ses ordres ? Tout lui est bon : insectes, fruits, baies, l’avant-garde bientôt suivie par le gros de la troupe, les céréales, les tubercules, les bulbes, la sève, l’herbe, le lait. Les procédés de fabrication ? Ils sont si nombreux, n’importe lesquels : on écrase, on mâche, on laisse pourrir, on gèle, on chauffe. Tout réussit à partir de n’importe quoi. Dans le cycle de l’alcool, on ne rencontre guère qu’une difficulté, quand il s’agit de le faire boire. Elle n’est d’ailleurs pas si courante, et se trouve vite vaincue […].

L’alcool peut tout et il fait face à tout : il éveille et il endort, il épuise ou il nourrit, il engraisse ou il amincit, il tue ou il guérit. Jamais neutre, toujours fier et têtu. Il ne s’est jamais laissé réduire en poudre ou concentrer en pilules. Il se boit mais ne se mange pas. De la baie de genièvre au gin, de l’hydromel à l’aquavit, l’alcool a accompagné l’homme tout au long de son parcours.

[…] Aujourd’hui milliardaire en tous pays, l’alcool a mauvaise presse. N’aurait-il enchanté que des ingrats ? Vin de bouleau, de genièvre, de pomme, décoction d’ivraie, infusion de pavots… il se pourrait qu’il ait été le premier plat cuisiné, c’est-à-dire non prélevé directement sur la nature. Sans même avoir à y songer, on obtenait une transformation qui équivalait à une cuisson. Transformation, révélation. Comment en un or pur ce cuivre s’est-il changé ? L’utile complétant l’agréable, l’alcool a peut-être répondu le premier à la question : comment passer l’hiver ? Avec trois pommes on obtient une bolée de cidre qui durera toute l’année. Conserve et parfois conservateur, le vin est un aliment, comme Pasteur l’a souligné. Et, quand le feu viendra, il sera l’élément le plus dynamique de la nouvelle cuisine. »

(Raymond Dumay, Le Rat et l’Abeille, Court traité de gastronomie préhistorique, Phébus, 1997)


Noël au bistrot…

Avec Jean-Marie Gourio, on y boit pas que de l’eau, c’est peut-être moins intello, mais tellement plus rigolo. Donc tout autant « préhisto ».

Allez ! Santé ! C ‘est le PP qui paye la tournée !

BREVES DE COMPTOIR :

Avec tous ces Pères Noël dans les rues, moi je tiens mon portefeuille…

***
La Noël, c’est une fête de famille.
— Nous, on réveillonne en famille.
— C’est la seule fête de famille où toute la famille est malade en même temps.

***
Ça me rappelle quand j’étais petit.
— Quoi ?
— Tous ces cons avec des paquets.

***
La Noël, j’ai toujours le cafard.
— C’est pas fait pour des gens comme nous… nous, on a notre arrivée du beaujolais nouveau.
— Le beaujolais nouveau, j’ai toujours le cafard.
— Alors toi, tu vieillis mal !

***
Sur les images, ils feraient bien de remplacer les rennes du Père Noël par des fusées.
Des rennes qui volent, à mon avis, c’est beaucoup plus moderne que des fusées en fer.

***
On redevient tous des enfants.
— Pas moi !

***
Jésus est né le jour de Noël.
— C’est con, parce que ça lui fait le même jour la Noël et son anniversaire.

(cliquer sur Continue reading)
(suite…)


Noël selon Claude Lévi-Strauss : un rite initiatique moderne

On a déjà tenté, l’année dernière, de cerner le mystère des origines de Noël. Manquait cependant (entre autres) le point de vue, on ne peut plus éclairé et pertinent, de notre grand Sachem.

En 1952, suite aux « événements » du Noël dijonnais de l’année précédente (effigie du Père Noël pendue et brûlée sur le parvis de la cathédrale), il publiait dans la revue Les Temps modernes un article, intitulé « Le Père Noël supplicié » : une magistrale leçon d’anthropologie structurale appliquée qui nous permet d’entrevoir la fonction initiatique de la croyance au Père Noël.

Philosophie magazine en propose de larges extraits dans son numéro 35 (décembre 2009/janvier 2010). Pour ceux qui ne l’ont pas (encore ?) lu, en voici quelques lignes saillantes (cliquer sur Continue reading) :

(suite…)